Comment un journaliste a révélé les dérives du recrutement international au Canada
Par Levon William Enns-Kutcy, Josette Lafleur, Angeline Gissoni, Chris Arsenault
En lisant un article du Toronto Star à propos d’un incendie dans une maison de chambres qui a coûté la vie à une étudiante internationale de 18 ans à l’Université de Toronto, le journaliste Nicholas Hune-Brown a été frappé par un détail : la jeune femme avait été recrutée à l’étranger par son université, par l’intermédiaire du mari de la propriétaire de la maison où elle logeait.
Ce mince indice a soulevé de plus grandes questions. Quels systèmes poussent des étudiantes dans de telles situations précaires et pourquoi ?
En approfondissant son enquête, Hune-Brown a découvert un monde trouble d’agents de recrutement à l’étranger, des intermédiaires motivés par le profit et engagés par des universités pour recruter des étudiantes internationales contre commission. Il a pris conscience d’une réalité troublante : pour certaines universités, les étudiantes internationales ne sont pas des clientes, mais des marchandises.
Au fil de plus de vingt-cinq entrevues, il a cherché une étudiante venue d’Inde qui avait non seulement traversé tout le parcours de recrutement, mais qui pouvait raconter son histoire avec un grand sens du détail, évoquant à la fois les réalités quotidiennes et les souffrances émotionnelles vécues au Canada.
Grâce à un travail de terrain mené à distance, à des descriptions riches et d’un mélange bien dosé de données et narration, le reportage multiprimé de Nicholas Hune-Brown montre qu’une recherche rigoureuse et une écriture soignée peuvent avoir autant d’impact que des documents confidentiels. Lors d’un entretien avec Chris Arsenault, Josette Lafleur et Angeline Gissoni, il explique comment il a mené son enquête.
Chris:
Vous avez adopté une méthode classique d’enquête : raconter l’histoire d’une personne pour mettre en lumière un problème plus vaste. Pouvez-vous me parler des personnages principaux de votre reportage et de la façon dont vous les avez découverts ?
Nicholas:
J’ai contacté des étudiantes internationales de plusieurs façons : par des avocates en immigration, par des organismes de défense de leurs droits, par une multitude de groupes WhatsApp d’étudiantes, etc.
Trouver le personnage central de ce texte m’a pris du temps. J’ai parlé avec de très nombreuses étudiantes, d’abord pour comprendre l’ensemble de l’histoire que je voulais raconter. Je voulais entendre leurs difficultés communes, cerner les thèmes récurrents.
Ma question était : qui placer au cœur du récit ? Qui avait une histoire dramatique, représentative des problèmes structurels ? Et qui pouvait la raconter de manière à la transmettre avec force aux lectrices et lecteurs ?
Josette:
Combien d’entretiens avez-vous réalisés, et combien de temps l’enquête vous a-t-elle pris ?
Nicholas:
C’est un projet très inhabituel en termes de durée. J’ai mené plus de vingt-cinq entrevues. Le processus a commencé en juin 2018, et la publication est parue en août 2021.
Josette:
Les reportages d’enquête, surtout sur ce genre de sujet, ne s’étendent pas souvent sur trois ans. Étiez-vous à la recherche de quelque chose de précis ?
Nicholas:
Pendant environ un an, la vie a pris le dessus. Le projet initial que j’avais soumis en 2018 était très différent. Il avait commencé avec l’incendie dans une maison de chambres à Toronto, où une étudiante chinoise de 18 ans avait perdu la vie. Un détail m’avait particulièrement marqué : elle avait été recrutée par l’épouse de son propriétaire. Ce qui m’a frappé, c’est que les agents de recrutement à l’étranger sont rémunérés par les universités. Les étudiantes ne sont pas considérées comme des clientes, mais comme un produit.
À l’époque, la Chine était de loin le premier pays d’origine pour les étudiantes internationales au Canada, surtout dans les grandes universités comme celle de Toronto. C’était l’angle initial.
En 2019, les faits avaient changé. Les étudiantes indiennes étaient devenues le plus grand groupe dans les universités et collèges canadiens, notamment dans les petits collèges communautaires.
Mon plan était de me rendre en Inde, de faire le reportage sur place, de poursuivre les appels, ou de trouver de nouveaux personnages là-bas. Mais cela coïncidait avec la fin février 2020, juste avant le début des confinements. Pendant des mois, tout s’est arrêté et toute l’expérience des étudiantes internationales s’est transformée.
J’ai mis le projet de côté un temps, notamment parce que d’autres reportages sur le sujet étaient déjà très médiatisés. Quand je l’ai repris plus tard cette année-là, la majeure partie de mon travail s’est faite dans ma chambre, par téléphone, avec mes deux jeunes enfants autour de moi.
Ce texte est devenu la version finale. Il aurait pu sortir plus tôt, mais je pense que ce délai l’a rendu plus fort.
Chris:
J’aurais cru que vous étiez allé au Pendjab. Comment avez-vous obtenu autant de détails tout en menant votre enquête de chez vous ?
Nicholas:
Je commence toujours par faire le plus de recherches possible en ligne. Ensuite, je reviens vers mes sources, encore et encore, en essayant à chaque fois d’aller plus loin.
Je dis souvent aux personnes interviewées que je vais poser une série de questions très précises. Si elles ne se souviennent pas ou trouvent ça insignifiant, on passe à autre chose. Puis je creuse, autant que possible, pour tout comprendre.
Josette:
Parlez-moi de la première fois où vous avez parlé avec Kushandeep Singh, le personnage central de votre article.
Nicholas:
C’était par téléphone, l’un des cinq appels de la journée. Je parlais à une étudiante après l’autre, toujours dans ma chambre. On cherche quelqu’un capable de décrire son monde et ses émotions avec clarté.
Kushandeep était réservé, mais très ouvert. Il savait décrire son environnement. Il parlait avec nostalgie de là d’où il venait et racontait son histoire avec justesse. C’est ce qui m’a le plus marqué.
Il évoquait des détails précis, comme les panneaux publicitaires le long de la route poussiéreuse menant à son école. Et puisque je ne pouvais pas me rendre en Inde, j’avais besoin de quelqu’un pour décrire cet univers.
Pendant toute la pandémie, je lui ai parlé régulièrement. Vers le troisième ou quatrième appel, il disait quelque chose et je me disais : « C’est ici qu’il faut ralentir l’histoire. » On a eu plusieurs échanges sur les détails, sur l’évolution de sa situation. Je suivais ce qu’il vivait. Et au fil de l’année, son histoire a évolué.
Être présent pour cette évolution m’a semblé essentiel dans ce type de travail.
Josette:
C’est une histoire difficile, avec des thèmes comme la santé mentale ou l’exploitation sexuelle. Comment avez-vous abordé ces sujets ?
Nicholas:
Je n’ai jamais précipité ces conversations. Kushandeep avait vécu des choses traumatisantes, mais d’autres étudiantes avaient connu pires : exploitation sexuelle, décès de proches par suicide. C’était lourd.
Je cherchais un équilibre. Ne pas commencer par les détails les plus percutants ou sensationnalistes, mais rester fidèle à l’histoire globale, avec respect.
Chris:
C’est probablement l’enquête la plus ambitieuse à ce jour sur le recrutement international au Canada. Pensez-vous qu’elle a suscité un changement ?
Nicholas:
Cet article m’a valu plus de réactions que tout ce que j’ai écrit auparavant. Des étudiants, des professeurs, des personnes qui avaient vécu cette réalité et qui, grâce à ce reportage, comprenaient enfin comment elle s’inscrivait dans un contexte plus large.
Ce n’était pas une primeur reposant sur des documents confidentiels, mais un travail de longue haleine, raconté comme un reportage de magazine. Beaucoup d’éléments étaient publics. Il s’agissait de les rassembler en un tout cohérent et d’en faire un récit. C’est ce qui a vraiment touché les lecteurs, et ce qui, je crois, a rendu ce travail utile. Je suis convaincu que des décideurs politiques l’ont lu.
Cette interview a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.


