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Vue aérienne du siège du SCRS à Ottawa, où la plaignante « Jane Doe » a d’abord été formée avant d’être transférée à Burnaby. C’est là qu’elle allègue avoir été victime d’abus sexuels répétés par un supérieur hiérarchique — une affaire révélant les failles systémiques de l’agence. (Crédit photo : Wikimedia Commons)

Comment un journaliste a mis au jour des inconduites sexuelles au sein du SCRS

Le journaliste de La Presse Canadienne, Darryl Greer, raconte comment il a percé la culture du secret d’une agence d’espionnage pour révéler un climat d’abus longtemps gardé hors du regard du public.

Par Levon William Enns-Kutcy, Josette Lafleur, Angeline Gissoni, Chris Arsenault

L’espionnage ne laisse rien au hasard. Le journalisme, lui, se nourrit parfois du contraire. Pour Darryl Greer, journaliste à La Presse Canadienne, tout a commencé par une rencontre inattendue. Ce moment a déclenché une enquête déterminante, révélant une culture d’abus sexuels et d’exploitation au sein de l’une des institutions les plus opaques du Canada.

Un soir, après une sortie entre amis, Greer reçoit un message d’une femme qu’il avait rencontrée quelques heures plus tôt. Ce qui semblait être une simple prise de contact prend rapidement une tournure inattendue. Elle lui révèle qu’elle travaille pour le SCRS, et que son amie et collègue a déposé une plainte au civil contre un officier supérieur pour agressions sexuelles. Toutes deux envisageaient de raconter publiquement leur histoire.

La loi sur le renseignement interdit à Greer de dévoiler l’identité des agents. Mais en vérifiant l’emploi des plaignantes, en épluchant les documents judiciaires et en menant des entretiens exclusifs avec elles et d’autres employés, il parvient à reconstituer comment la hiérarchie, la peur et l’absence de mécanismes de reddition de comptes ont permis à des officiers de haut rang d’abuser de leur pouvoir dans un climat de totale impunité.

Il a mis au jour un environnement où des officiers supérieurs profitaient de la vulnérabilité de jeunes recrues féminines, souvent laissées seules avec leurs supérieurs pendant leur période de probation. Ces femmes redoutaient qu’un seul faux pas ou une évaluation négative puisse ruiner leur carrière.

Lorsque l’article de Greer a été publié, il a rapidement attiré l’attention à l’échelle nationale et provoqué une vague d’indignation. Un agent supérieur a été congédié, et le SCRS a promis de réformer sa culture organisationnelle. Mais surtout, ce reportage a donné une voix aux survivantes. Il a reconnu leurs témoignages et exigé des comptes.

En entrevue avec Chris Arsenault, Josette LaFleur et Angie Gisonni, Darryl Greer revient sur les stratégies, les embûches et les risques liés à cette enquête primée — offrant un rare aperçu de la manière dont le journalisme peut demander des comptes même aux institutions les plus opaques.

Chris Arsenault : Vous enquêtez sur des cas de harcèlement dans une agence de renseignement, une institution qui, par définition, dissimule ses méthodes. Comment avez-vous eu vent de cette histoire ?

Darryl Greer: Un soir, j’ai assisté à un spectacle avec un ami d’un ami. On a échangé quelques banalités, j’ai mentionné que j’étais journaliste. Le lendemain, une femme de ce groupe m’a retrouvé sur les réseaux sociaux. Quand on s’est rencontrés, elle m’a expliqué qu’elle avait travaillé au SCRS et qu’elle était en arrêt de longue durée à cause d’un milieu de travail toxique. Elle a ajouté que certaines de ses collègues avaient vécu bien pire.

Elle m’a ensuite confié qu’une amie proche, aussi collègue, avait été agressée sexuellement par un supérieur. Elles envisageaient de rendre l’histoire publique. Des poursuites étaient en cours, et elles voulaient témoigner. Je lui ai promis d’en parler à mes rédacteurs. C’est comme ça qu’ont commencé plusieurs mois de contacts réguliers, de recherches dans les dossiers judiciaires et de reconstitution des faits.

Chris Arsenault : Vous avez reçu des accusations sérieuses de la part d’une femme rencontrée dans un bar. Comment avez-vous mis la main sur les documents ?

Darryl Greer: En Colombie-Britannique, les actions civiles ne sont pas faciles d’accès. Mais quand on sait ce qu’on cherche, ça reste faisable. Mon contact m’a orienté vers deux poursuites judiciaires liées. Les plaignantes y étaient anonymisées, sous les noms de Jane Doe et A.B., ce qui compliquait les recherches. Grâce à elle, j’ai pu les retrouver. Ça m’a donné confiance dans ce qu’elle disait.

Elle, comme d’autres, m’a aussi remis des documents confirmant qu’elles travaillaient bien pour le SCRS. Le vrai défi, c’était de raconter leur histoire sans trahir leur identité.

Chris Arsenault : Comment avez-vous contourné les règles légales entourant l’identité des agents du SCRS, sans compromettre vos sources, tout en vérifiant leurs allégations auprès de plusieurs personnes ?

Darryl Greer: J’ai contacté leurs avocats, qui leur ont conseillé de ne pas me parler. Elles ont choisi de ne pas suivre cet avis juridique et ont continué à collaborer.

Elles m’ont transmis des échanges et des documents confirmant leur emploi, sans jamais divulguer d’informations classifiées. Elles m’ont montré des formulaires d’invalidité de longue durée et des attestations d’assurance pour des problèmes de santé survenus dans le cadre de leur travail.

Chris Arsenault : Et en ce qui concerne l’agresseur présumé, avez-vous pu l’approcher ?

Darryl Greer: L'obstacle principal était la Loi sur le SCRS, qui interdit de révéler l’identité des agents. Je ne pouvais donc pas le confronter directement. Je me suis appuyé sur les documents judiciaires, qui détaillaient les plaintes répétées et la façon dont le SCRS avait échoué à y répondre.

Jane Doe, l’une des plaignantes, affirmait qu’un officier supérieur l’avait manipulée et soumise à des actes dégradants, en usant d’un contrôle coercitif. Elle se sentait incapable de refuser, étant donné que les nouvelles recrues sont en probation pendant deux ans et dépendent entièrement de leurs supérieurs pour la suite de leur carrière.

Chris Arsenault : Comment s’est déroulée la suite de votre enquête ?

Darryl Greer: J’ai avancé lentement, avec prudence. Mais en septembre 2023, un tribunal a jugé que la poursuite de Jane Doe était irrecevable en vertu de la loi fédérale, qui oblige les employés à porter leurs plaintes devant la Commission des relations de travail du secteur public. Ce jugement a rendu ses allégations publiques et nous a forcés à passer à l’action.

J’ai dit aux deux plaignantes qu’on devait accélérer le processus. Elles ont accepté de m’accorder des entrevues officielles. Elles ont expliqué comment la hiérarchie au SCRS permettait aux problèmes de s’enraciner. Les gestionnaires intermédiaires évitaient d’agir, préférant protéger leur ascension. Les plaintes étaient donc repoussées ou ignorées. Ce système offrait aux hauts gradés une forme d’impunité.

Une fois ces entrevues réalisées, j’étais presque prêt à publier. J’ai aussi pu compter sur le soutien total de mes rédacteurs à La Presse Canadienne, ce qui a été crucial pour un sujet aussi délicat.

Chris Arsenault : Le jour de la publication, même le Premier ministre a réagi. Est-ce que ça a changé quelque chose au SCRS ?

Darryl Greer: Le Premier ministre a qualifié les allégations de très graves. Le SCRS a répondu qu’il y avait des inexactitudes, sans jamais dire lesquelles. Leur ligne était que le reportage ne correspondait pas aux dossiers internes de l’agence, ce qui passait à côté de l’essentiel, puisque les femmes affirmaient justement que ces dossiers étaient faux.

D’après mes sources, une assemblée interne a eu lieu et le directeur David Vigneault a envoyé une lettre reconnaissant la gravité des faits. Le SCRS a confirmé que l’agent visé avait été congédié, tout en disant que la décision avait été prise avant la publication.

L’organisation a promis des réformes : l’embauche d’un ombudsman pour traiter les plaintes de harcèlement, ainsi que la publication d’un rapport sur la violence en milieu de travail.

Chris Arsenault : Quel rôle a joué la Loi sur l’accès à l’information dans votre enquête ?

Darryl Greer: Grâce à des demandes ciblées, j’ai obtenu une évaluation du climat de travail et des correspondances internes, dont une lettre de Vigneault signalant d’autres plaintes potentielles. Ces documents, ajoutés aux dossiers judiciaires et aux témoignages, m’ont permis de corroborer les récits de mes sources.

Josette LaFleur : Vu la complexité juridique du dossier, avez-vous consulté des avocats ?

Darryl Greer: Le principal enjeu, c’était la Loi sur le SCRS. Les femmes pensaient ne pas pouvoir porter plainte à la police, car cela impliquait de révéler leur identité, ce qui est interdit. Le SCRS a ensuite parlé d’une exception, mais nos avocats ne l’ont jamais trouvée. Dévoiler l’identité d’un agent peut mener à cinq ans de prison.

Au final, nos avocats n’ont pas apporté beaucoup de changements. On avait déjà encadré chaque affirmation comme une allégation non prouvée devant les tribunaux.

Josette LaFleur: Quel conseil donneriez-vous à des journalistes qui s’attaquent à un reportage de cette ampleur ?

Darryl Greer: Soyez patient. Ne brusquez pas vos sources. Donnez-leur de l’espace, laissez-les parler hors micro. Il faut toujours se rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de témoins, mais de vraies personnes.

Angie Gisonni: Quand les systèmes institutionnels échouent, quel rôle peut jouer le journalisme ?

Darryl Greer: Ces femmes avaient le sentiment d’avoir été abandonnées par toutes les institutions : le SCRS, les tribunaux, les dirigeants. Mais en racontant leur histoire, elles ont trouvé un écho dans le public, dans les milieux du renseignement, jusque dans les paroles du premier ministre. C’est là que le journalisme prend le relais. Il comble les vides. Il donne une voix à celles et ceux que plus personne n’écoute.

Cette entrevue a été révisée pour en assurer la clarté et la concision.