Des forages du Guyana aux faubourgs de l’Ontario: Chris Arsenault raconte une affaire pétrolière
Par Levon William Enns-Kutcy, Josette Lafleur, and Angeline Gisonni
Les percées dans le domaine des enquêtes, tout comme les découvertes pétrolières, commencent souvent là où personne n’avait songé à creuser. Il est donc tout à fait logique que le journaliste Chris Arsenault, qui couvre depuis plus de dix ans le secteur de l’énergie, ait trouvé le point de départ de son enquête primée, Crude Bargain, enfoui dans les pages d’un rapport d’ONG, où une mention de la vente de la concession pétrolière de Canje à une petite société canadienne nouvellement enregistrée a attiré son attention.
Pourquoi une entreprise nouvellement créée, sans aucune expérience dans le forage, a-t-elle obtenu une part considérable dans l’un des blocs pétroliers extracôtiers les plus convoités au monde, quelques jours seulement avant le départ d’un président ? Que peut-on découvrir en remettant en question la transparence, la gouvernance et la manière dont certains pays riches en ressources cèdent leurs actifs nationaux, bien souvent sans véritable examen public ?
Lors d’un entretien avec Josette LaFleur, Chris Arsenault revient sur l’enquête qui l’a conduit à découvrir comment Mid-Atlantic Oil and Gas, en partenariat avec la société canadienne JHI Associates, a acquis près de 20 % de la concession pétrolière de Canje, au Guyana, une semaine seulement avant la défaite électorale du président Donald Ramotar.
Une note de bas de page signalée, validée par un entretien préliminaire avec un ancien conseiller devenu lanceur d’alerte, a convaincu Chris Arsenault que cette histoire valait bien le prix d’un billet d’avion.
Sur le terrain, son dynamisme, son réseautage improvisé et un brin de chance lui ont permis d’obtenir des entretiens avec Donald Ramotar et Edris Kamal Dookie, PDG de Mid-Atlantic. Mais c’est une visite au registre des sociétés du Guyana qui a véritablement ramené l’enquête au pays, en révélant une piste documentaire menant non pas à Bay Street, mais à une maison résidentielle de Barrie, en Ontario, où était enregistrée la jeune société JHI Associates.
Des premiers contacts avec des journalistes de la presse locale à la consultation de dossiers épais comme des encyclopédies dans la chaleur étouffante d’un bureau gouvernemental, Arsenault retrace les étapes de son enquête et la méthode rigoureuse qui ont mené à la réalisation de son reportage, primé par un prix RTDNA.
Josette Lafleur: Chris, qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille au sujet de cette affaire de ruée vers le pétrole en Guyane ?
Chris Arsenault: Comme beaucoup de journalistes, je lisais sur des sujets qui m’intéressaient. La Guyane n’avait pas grand-chose… puis, du jour au lendemain, une découverte pétrolière majeure au large de ses côtes. J’ai tout de suite su que c’était une histoire que je voulais explorer. Quand je suis tombé sur une mention à propos d’une petite entreprise canadienne méconnue, JHI Associates, qui avait obtenu la concession de Canje, quelque chose m’a paru étrange.
C’était huit mois avant même que je mette les pieds en Guyane. J’ai commencé à passer des appels à diverses sources: analystes en énergie, environnementalistes… J’ai fini par faire un entretien à un ancien haut conseiller gouvernemental devenu lanceur d’alerte. C’était le seul qui pouvait vraiment s’exprimer sur cette concession. Cette conversation m’a fait comprendre qu’il y avait une véritable histoire à raconter.
Mais lorsque j’ai tenté de le rappeler pour un suivi, il a refusé de parler — et m’a dit que je ne pouvais rien utiliser de notre première conversation. J’ai donc dû repenser toute la structure du récit.
Josette Lafleur: Expliquez-moi comment l’enquête s’est poursuivie après que cette piste initiale est tombée à l’eau.
Chris Arsenault: Au cœur de cette histoire se trouvent deux entreprises : JHI, la société canadienne, et Mid Atlantic Oil and Gas, son partenaire guyanais. Le renseignement initial laissait entendre qu’il y avait quelque chose de suspect dans cette entente, peut-être des opérations d’initiés ou des conflits d’intérêts. Pour le vérifier, je savais qu’il me fallait deux éléments clés : des témoignages directs de personnes présentes lors de la signature de l’accord et des documents.
Le registre des sociétés au Guyana, comme dans bien d’autres pays, n’est pas numérisé. Il faut s’y rendre physiquement pour consulter les dossiers. C’est ce qui a donné à cette enquête tout son caractère particulier. Ce n’est pas un travail que l’on peut faire à distance depuis Toronto, téléphone en main.
Sur place, j’ai rassemblé tout ce que je pouvais sur JHI, Mid Atlantic et la concession de Canje. C’est à ce moment-là que j’ai découvert que JHI était enregistrée à une adresse résidentielle à Barrie, en Ontario. Il s’agissait d’une entreprise nouvellement créée, située juste à la lisière de la région des chalets.
Personne ne le savait, pas même le président qui avait autorisé l’accord.
Ces deux piliers : les témoignages de première main et les documents originaux constituent le fondement de mon approche du journalisme d’enquête. Il s’agit de croiser les sources, entre les récits recueillis sur le terrain et les archives officielles, pour construire un récit solide et cohérent.
Sans le travail de terrain au registre et l’analyse de centaines de pages de documents papier, cette enquête n’aurait jamais vu le jour.
Josette Lafleur: Revenons au jour où vous vous êtes retrouvé dans le VUS de l’ancien président du Guyana.
Chris Arsenault:
Au Guyana, personne ne répond vraiment aux demandes d’interview par les voies officielles comme on le ferait au Canada. J’ai donc passé beaucoup de temps à attendre à l’hôtel en espérant qu’il finirait par répondre.
J’essayais depuis longtemps d’obtenir une interview avec Donald Ramotar. Nous nous renvoyons sans cesse des messages sur WhatsApp… Donc je ne savais pas à quoi m’attendre.
J’étais dans la cour de l’hôtel. Quelques minutes plus tard, un gros VUS noir s’est arrêté. La vitre s’est baissée et je suis monté à bord.
Josette Lafleur: Donc, vous n’aviez pas d’entretiens prévus avant votre arrivée ?
Chris Arsenault: C’est une différence culturelle marquée quand on travaille en Amérique du Sud ou dans beaucoup de pays du sud global. Au Canada, tout est plus formel: on passe par des adresses électroniques, des canaux, des processus officiels, etc. Dans des pays comme la Guyane, la communication directe se fait via WhatsApp.
Du côté des sources officielles, j’avais très peu de choses prévues en arrivant.
C n’est qu’après avoir établi un lien avec les journalistes locaux que les choses ont commencé à bouger. Quelques-uns m’ont partagé des contacts via WhatsApp. Ils ont été professionnels, généreux et vraiment formidables. Ils m’ont ouvert les portes.
C’est à partir de là que tout s’est enchaîné.
Josette Lafleur: Quels ont été les principaux défis que vous avez rencontrés pendant l’enquête ?
Chris Arsenault: Il m’est souvent arrivé de rester assis dans des cafés ou des restaurants d’hôtel à attendre des personnes qui ne sont jamais venues. Certaines entrevues étaient prévues, mais les gens ne se présentaient tout simplement pas. Beaucoup de pistes n’ont rien donné. Mais il y en a une qui a porté ses fruits.
J’essayais de joindre Idris Kamal Dookie, le PDG de Mid Atlantic, sans succès. Après que Ramotar m’a récupéré, nous nous sommes retrouvés dans un hôtel cinq étoiles chic. Nous prenions un café et des pâtisseries quand, par pure coïncidence, Dookie est arrivé avec un groupe de femmes. Il traîne une réputation de séducteur notoire dans le secteur pétrolier.
Ramotar l’aperçoit, l’appelle, et les deux se mettent à plaisanter comme de vieux copains. Puis Dookie commence à parler spontanément… et cela devient une entrevue.
Ce moment m’a vraiment fait saisir à quel point le président qui avait signé l’accord et le dirigeant qui en a profité étaient proches. Même si son entreprise n’avait aucune capacité de forage, ils étaient là, en train de plaisanter ensemble. Ça sentait fortement le copinage.
On dit souvent qu’il faut être au bon endroit au bon moment. Mais si on ne sillonne pas le terrain, ce genre de moment n’arrive tout simplement pas.
Josette Lafleur: Comment avez-vous procédé pour organiser tout ce matériel tel que les enregistrements audios, les documents, les interviews, etc.
Chris Arsenault: Une fois rentrée au Canada, la première chose que j’ai faite a été de passer en revue chaque document avec soin. Je me suis appuyé sur trois ensembles de données principaux :
- Une chronologie publique issue de précédents reportages ;
- Les documents originaux extraits du registre, indiquant les dates de constitution des sociétés et l’attribution de la concession de Canje ;
- Mes entretiens, à la fois les entrevues officielles et les conversations informelles que j’ai eues avec des habitants sur le terrain.
Ces trois éléments ont constitué les piliers narratifs sur lesquels j’ai construit mon enquête.
Josette Lafleur: Quel conseil donneriez-vous à un jeune journaliste qui souhaite se lancer dans une enquête internationale ?
Chris Arsenault: Il faut penser à la fois à l’échelle macro et à l’échelle micro. Dire simplement que « le pays X connaît un boom pétrolier et qu’il pourrait y avoir de la corruption » ne suffit pas à donner vie à un sujet. Il faut montrer qui a fait quoi, et quand.
Avoir une trame narrative structurelle, puis y ajouter une histoire spécifique peut être un moyen très efficace de cadrer le sujet et d’aider les gens à visualiser ce qui se passe.
Croiser des documents primaires et des entretiens, c’est une méthode que je défends fortement. Cela apporte une couche de crédibilité que les témoignages seuls ne peuvent pas offrir. Et il ne s’agit pas forcément de registres d’entreprises : cela peut être des jeux de données issus d’un article de journalisme de données, des documents obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information, des rapports boursiers ou encore des registres de lobbying. Les possibilités sont nombreuses.
L’idéal, c’est de pouvoir réunir les témoignages de personnes qui étaient présentes au moment des faits, et les documents officiels qui viennent les étayer.
Penser à des récits où l’on peut faire plus que simplement interviewer ou rassembler des documents, c’est une excellente façon de structurer une enquête approfondie.


