Comment une enquête journalistique a forcé Doug Ford à faire marche arrière
Par Levon William Enns-Kutcy, Josette Lafleur, Angeline Gisonni et Chris Arsenault
Les journalistes ne portent pas toujours le coup de grâce dès leur premier reportage. Une enquête rigoureuse prend souvent du temps publication après publication, jusqu’à ce que les personnes au pouvoir ne puissent plus éluder la vérité. C’est ce qui s’est produit lorsqu’une équipe de journalistes a retracé les suppressions ciblées dans la ceinture de verdure de l’Ontario jusqu’à des promoteurs, des lobbyistes et des donateurs bien placés pour en tirer profit et a refusé de les laisser s’en tirer à bon compte.
Lorsque le gouvernement a publié les cartes indiquant les parcelles qu’il comptait retirer de la ceinture de verdure, à la suite de la proposition de Doug Ford d’ouvrir ces terres protégées au développement, Emma McIntosh, journaliste au Narwhal, est restée méfiante. Les suppressions semblaient dispersées, presque arbitraires. Mais ses années passées à couvrir la politique environnementale lui ont appris à reconnaître les signes d’un jeu plus complexe.
Consciente que le Toronto Star disposait des ressources nécessaires pour enquêter à grande échelle, McIntosh a proposé, de manière informelle, une collaboration à ses collègues du quotidien. Les journalistes Noor Javed et Brendan Kennedy ont rejoint l’enquête. Ensemble, ils ont rassemblé un faisceau de preuves accablantes. À l’aide de fichiers partagés sur Google Drive, ils ont relié chaque parcelle à son titre foncier, puis recoupé les données de propriété avec les registres de lobbying. Les liens ainsi révélés étaient aussi clairs que troublants.
L’enquête a mis au jour une véritable feuille de route : les terrains visés étaient déjà détenus par des promoteurs ayant longtemps exercé des pressions pour faire retirer leurs lots de la ceinture de verdure. Certains avaient même acquis les terrains quelques mois à peine avant l’annonce des changements. Ces révélations ont déclenché une série d’articles de suivi, porté par le trio avec l’appui du journaliste Charlie Pinkerton. Ensemble, ils ont propulsé le scandale dans l’espace public et contraint le gouvernement Ford à reculer.
Qu’il s’agisse d’analyser des cartes, de fouiller les photos de mariage de la fille du premier ministre de l’Ontario ou de multiplier les appels à un hôtel de Las Vegas, les journalistes se sont joints à Chris Arsenault et Josette Lafleur pour dévoiler les rouages de cette enquête. Une démarche qui a transformé des découpages sur une carte en un portrait accablant des intérêts privés gravitant autour du pouvoir.
Josette Lafleur : Comment cette enquête a-t-elle commencé ? Qui a soulevé le lièvre au départ ?
Emma McIntosh : J’étais au bureau du Narwhal un vendredi soir quand la nouvelle est tombée : le gouvernement Ford comptait ouvrir certaines portions de la ceinture de verdure au développement immobilier. Après quelques heures, j’ai reconnu une des parcelles. Elle appartenait à un promoteur dont j’avais déjà parlé. J’ai appelé David Bruser, le responsable des enquêtes au Toronto Star, parce que le Star avait des moyens que le Narwhal n’avait pas. À la fin de notre appel, on était d’accord pour lancer une enquête conjointe.
Josette Lafleur : Pourquoi faire appel à d’autres journalistes dans ce projet ?
Emma McIntosh : Noor et moi avions déjà travaillé ensemble sur des dossiers liés à la ceinture de verdure. Brendan, lui, est extrêmement rigoureux et organisé. Il est vite devenu notre spécialiste des titres fonciers. On savait qu’on ferait un meilleur travail en équipe. Et le temps pressait. Dès que le gouvernement a publié les suppressions de terrains sur le Registre environnemental de l’Ontario, un processus de consultation publique de 30 jours s’est enclenché. On avait donc exactement 30 jours pour sortir un reportage qui informerait le débat.
Josette Lafleur : Pouvez-vous nous expliquer comment s’est déroulée cette première phase de l’enquête ?
Noor Javed : L’objectif était de repérer un motif, un fil conducteur. Et on en a trouvé un : plusieurs parcelles avaient été achetées par des lobbyistes bien connus pendant le mandat de Ford, parfois même juste après sa réélection.
Brendan Kennedy : Cette première enquête visait à planter un drapeau. Le gouvernement fournissait très peu d’explications sur le choix des parcelles. Notre travail, c’était de poser les bonnes questions : pourquoi ces terrains-là, qui allait en profiter et quels liens existaient entre ces propriétaires et le gouvernement Ford ?
Chris Arsenault : Vous disposiez de trois grands ensembles de données : les registres de lobbying, les dons politiques et les titres fonciers. Comment avez-vous établi les liens entre eux ?
Brendan Kennedy : Les cartes publiées par le gouvernement au sujet des retraits de terrains dans la ceinture de verdure étaient volontairement vagues. Nous avons donc mis en place notre propre système. Dans Google Drive, nous avons créé un tableau principal où chaque parcelle recevait un numéro. Pour chacune, nous avons croisé les données avec son dossier foncier : nom du propriétaire, dates d’achat et de vente, montant de la transaction. Emma disposait déjà d’une base de données détaillée sur les dons politiques, que nous avons recoupée avec les registres de lobbying afin d’identifier des recoupements. Cette structure nous a permis de travailler efficacement, sans perdre de temps à fouiller dans d’anciens fichiers.
Chris Arsenault : Les recherches dans les registres fonciers peuvent sembler intimidantes, surtout pour les étudiants. Et encore plus quand les cartes du gouvernement sont imprécises. Comment êtes-vous passés de ces retraits de terrains à l’identification des propriétaires ?
Brendan Kennedy : La plupart des cartes montraient des terrains ruraux sans adresse, juste des blocs ombrés près de routes ou de rivières. Nos bibliothécaires ont utilisé GeoWarehouse pour comparer visuellement ces blocs aux contours de parcelles dans la base de données. Une fois qu’on avait repéré les bonnes correspondances, on consultait les titres fonciers pour savoir qui possédait le terrain, à quel prix il avait été acheté, et à quelle date ? On a donné priorité aux plus grandes surfaces. C’est comme ça qu’on a pu voir qui allait profiter de ces changements.
Josette Lafleur : Concernant le deuxième grand chapitre de cette enquête, Charlie, comment avez-vous découvert le don fait lors du Stag and Doe ?
Charlie Pinkerton : Le Stag and Doe a eu lieu le 11 août 2022, quelques mois après la réélection de Doug Ford. Le lendemain matin, lors d’une conférence de presse, j’ai entendu une rumeur à propos d’une « fête de promoteurs » chez le premier ministre. Quand les changements à la ceinture de verdure ont été annoncés en novembre, ce tuyau a soudain pris une tout autre ampleur.
À la mi-novembre, j’ai commencé à déposer des demandes d’accès à l’information, en commençant par le calendrier de Ford. Pour le 11 août, l’horaire ne montrait qu’un bloc noirci. C’est souvent le signe qu’un événement a été volontairement caché.
Un ami dans le secteur du mariage m’a conseillé de vérifier du côté des fournisseurs. C’est comme ça que je suis tombé sur le site du photographe. En fouillant, j’ai trouvé des centaines de photos du mariage de Kyla Ford, dont une du plan de table. On y voyait les noms de promoteurs et de lobbyistes qui allaient plus tard bénéficier des changements à la ceinture de verdure.
Josette Lafleur : Une fois que vous aviez cette liste de noms, comment avez-vous procédé pour contacter les gens ?
Charlie Pinkerton : Plusieurs avaient des liens avec le gouvernement, mais j’ai contacté tout le monde. Les agents immobiliers, par exemple, étaient faciles à joindre et parfois disposés à parler. Même de petites confirmations comme « oui, j’étais là » ajoutaient de la crédibilité. Il s’agissait de recouper les détails, appel après appel.
Josette Lafleur : Et du côté du personnel, comment avez-vous réussi à obtenir des témoignages ?
Charlie Pinkerton : En politique, les gens ont des motivations diverses. Certains ont des comptes à régler. D’autres voient un avantage à enfoncer leurs collègues. Et quelques-uns veulent simplement faire ce qui est juste. Ce mélange nous a permis d’avancer. Il y avait aussi des promoteurs et des propriétaires fonciers qui avaient été exclus du processus. Leur frustration est devenue une porte d’entrée.
Josette Lafleur : Parlons de « Monsieur X ». Comment est-il retrouvé dans votre reportage ?
Brendan Kennedy : Quand le rapport du commissaire à l’intégrité a été publié, il mentionnait un certain Monsieur X, payé un million de dollars pour faire sortir des terres de la ceinture de verdure. Immédiatement, une question s’est posée : qui était cette personne, et pourquoi son identité était-elle protégée ?
Le rapport donnait quelques indices. Monsieur X était un ancien élu municipal, avec des liens dans le domaine du développement. Il avait des relations de travail avec des promoteurs immobiliers, ainsi qu’un historique d’activités de lobbying dans le secteur du logement. Pour les journalistes expérimentés du Star, tout pointait vers John Mutton, l’ancien maire de Clarington. Je me suis appuyé sur les réseaux de mes collègues. Nous avons contacté plusieurs sources. Un lobbyiste l’a pratiquement confirmé. Un autre initié nous a fortement laissés entendre la même chose. Chaque témoignage renforçait notre certitude.
La dernière étape, c’était l’imputabilité : confronter Mutton et lui donner la possibilité de répondre. Il a nié, mais les preuves pesaient plus lourd que son démenti. C’est ça, le seuil à franchir avant de publier : réunir assez d’éléments crédibles, venant de plusieurs sources, pour pouvoir attribuer de façon responsable un nom à Monsieur X.
Chris Arsenault : Vous avez mené une vraie enquête de terrain. Vous avez parlé à des sources, fouillé dans les archives, fait des demandes d’accès à l’information, et même enquêté à partir de photos de mariage. Sur le plan tactique, est-ce qu’il y a quelque chose qu’on oublie ?
Charlie Pinkerton : Si on veut parler de Las Vegas, là on sort clairement des sentiers battus.
Chris Arsenault : Un détour par Vegas ? Ça, ça m’intrigue.
Charlie Pinkerton : À l’été 2023, avant les rapports du vérificateur général et du commissaire à l’intégrité, je suivais une piste sur un voyage à Las Vegas. En 2020, le bras droit du premier ministre, un futur directeur des politiques en habitation et un ministre du cabinet s’y sont rendus avec un promoteur immobilier dont les terrains allaient plus tard être retirés de la ceinture de verdure.
Il a fallu des mois pour confirmer l’information. Le déclic est venu à force d’appeler le Wynn Hotel. La réception, le spa, le terrain de golf, les restaurants. Je n’ai jamais menti ni prétendu être quelqu’un d’autre. Je posais des questions, tout simplement. Et à la longue, des employés ont confirmé certaines réservations, notamment un massage porte-bonheur à une date clé. CTV a ensuite révélé que trois hauts fonctionnaires avaient reçu ce soin ensemble.
Le rapport du commissaire à l’intégrité contredisait ensuite certains éléments, mais notre reportage tenait. Quelques semaines plus tard, Doug Ford a présenté ses excuses et promis d’annuler les changements à la ceinture de verdure.
La persévérance, c’est clé. Parfois, le journalisme d’enquête, c’est juste décrocher le téléphone jusqu’à ce que quelqu’un parle.


